Le projet de construction de deux réacteurs nucléaires en République tchèque, remporté par l’entreprise sud-coréenne Korea Hydro & Nuclear Power (KHNP) au détriment d’EDF, suscite de vives tensions au sein de l’Union européenne. Entre accusations de subventions publiques déloyales, batailles juridiques et divergences diplomatiques, ce contrat stratégique met en lumière les défis liés à la souveraineté énergétique et à la concurrence équitable sur le marché unique européen. Alors que Bruxelles ouvre une enquête approfondie et que les relations entre Prague et Paris se crispent, ce dossier illustre les enjeux complexes de l’intégration énergétique européenne face à des ambitions nationales.
Bruxelles au cœur d’une enquête sur les subventions en Corée du Sud
La Commission européenne a ouvert une enquête visant à déterminer si la société sud-coréenne Korea Hydro & Nuclear Power (KHNP) a bénéficié de subventions publiques déloyales de la part de la Corée du Sud, ce qui aurait pu fausser la concurrence. Cette investigation s’inscrit dans le cadre de l’attribution d’un contrat stratégique pour la construction de deux réacteurs nucléaires en République tchèque, remporté par KHNP au détriment d’EDF. Dans une lettre datée du 2 mai, le commissaire à l’Industrie, Stéphane Séjourné, a demandé au gouvernement tchèque de suspendre la signature du contrat jusqu’à ce que les conclusions de l’enquête soient rendues.
L’objectif principal de cette procédure est de garantir l’équité des appels d’offres et de vérifier que les règles européennes n’ont pas été contournées. KHNP, choisie par CEZ, principal énergéticien tchèque, est accusée d’avoir bénéficié d’un avantage indu qui aurait désavantagé les autres candidats, notamment EDF. L’enjeu dépasse les simples rivalités économiques, car il touche également à la souveraineté énergétique de l’Union européenne et à la libre concurrence sur son marché unique.
Cette enquête témoigne de l’importance accrue que Bruxelles accorde aux pratiques commerciales équitables. Dans un contexte où la transition énergétique européenne s’accélère, garantir une concurrence loyale dans des projets aussi critiques que le nucléaire est une priorité. Toute infraction pourrait avoir des répercussions significatives sur l’équilibre du secteur énergétique européen.
EDF freine le projet nucléaire tchèque avec une plainte décisive
EDF a réagi avec vigueur à la décision de la République tchèque d’attribuer le contrat à KHNP. Le groupe français a déposé une plainte qui a conduit, le 6 mai, un tribunal tchèque à suspendre temporairement la signature du contrat. Cette démarche juridique vise à contester la légalité de la procédure d’attribution menée par CEZ. Pour EDF, il s’agit de protéger ses intérêts mais aussi de s’assurer que les règles européennes en matière de concurrence sont respectées.
Selon les déclarations du patron de CEZ, Daniel Benes, relayées par l’agence nationale CTK, « les Français feront tout pour empêcher la construction d’une telle centrale ». Cette affirmation illustre les tensions croissantes entre les deux parties. CEZ, pour sa part, critique l’intervention de la Commission européenne, considérant qu’elle pourrait compromettre un projet stratégique pour la République tchèque. Benes a également appelé le gouvernement tchèque à rejeter les conclusions de la lettre adressée par Bruxelles.
EDF, en s’appuyant sur cette plainte, cherche à démontrer que l’appel d’offres n’a pas respecté les principes de transparence et d’équité. Si la justice tchèque valide ces arguments, cela pourrait non seulement retarder le projet mais également remettre en question la fiabilité des procédures d’attribution dans l’ensemble de l’Union européenne. Cette bataille juridique, au-delà des intérêts économiques, reflète les tensions géopolitiques entourant le secteur énergétique en Europe.
Escalade diplomatique entre Prague et Bruxelles sur le nucléaire
Le différend autour du projet nucléaire tchèque a pris une tournure diplomatique, opposant directement Prague à Bruxelles. Ce conflit met en lumière des divergences importantes sur la manière dont les grandes infrastructures énergétiques doivent être gérées au sein de l’Union européenne. Alors que la Commission européenne insiste sur la nécessité de respecter les règles du marché unique, le gouvernement tchèque semble vouloir défendre sa souveraineté énergétique.
Un porte-parole de la Commission européenne, Thomas Regnier, a déclaré que CEZ n’a pas encore répondu aux demandes d’information formulées par Bruxelles. Il a souligné que cette enquête ne relevait pas d’un intérêt national français, mais qu’elle visait à appliquer les lois européennes de manière impartiale. Pourtant, cette position est contestée à Prague, où certains responsables voient dans cette intervention une tentative d’ingérence.
Cette escalade reflète un défi plus large pour l’Union européenne : comment concilier les ambitions nationales en matière d’énergie avec les impératifs communautaires ? La situation entre Prague et Bruxelles pourrait devenir un cas d’école sur la manière de gérer ces tensions dans un secteur aussi stratégique que le nucléaire, à un moment où l’Europe cherche à réduire sa dépendance énergétique vis-à-vis des puissances extérieures.
Un nouveau règlement européen pour des appels d’offres équitables
Le règlement européen, entré en vigueur en juillet 2023, constitue un outil central pour garantir l’intégrité des appels d’offres au sein de l’Union. Ce cadre juridique vise à prévenir les distorsions de marché causées par des aides publiques provenant d’États étrangers, comme celles soupçonnées dans le cas de KHNP. L’instrument a déjà fait ses preuves en excluant des entreprises chinoises de certains marchés sensibles.
Dans le cadre de ce règlement, la Commission a demandé dès février 2024 des informations à CEZ et KHNP concernant l’appel d’offres pour les réacteurs de Dukovany. Cette démarche proactive vise à protéger non seulement les intérêts des entreprises européennes mais aussi à assurer un environnement compétitif et transparent.
Ce nouveau règlement marque une étape cruciale pour l’Europe, notamment dans des secteurs aussi stratégiques que le nucléaire. En garantissant des procédures équitables, il renforce la confiance des acteurs économiques tout en limitant les influences extérieures pouvant compromettre la sécurité énergétique de l’Union.
Ambition et défis pour les réacteurs Dukovany par KHNP
Le projet de KHNP pour les réacteurs de Dukovany représente une ambition colossale. Avec un coût estimé à environ 200 milliards de couronnes tchèques (8 milliards d’euros) par unité, ce chantier prévoit le début des travaux en 2029 pour une mise en service du premier réacteur en 2036. Cependant, les défis techniques, financiers et réglementaires restent nombreux.
Pour KHNP, ce contrat est une opportunité stratégique de démontrer son savoir-faire sur le marché européen, particulièrement dans un contexte où l’énergie nucléaire connaît un regain d’intérêt comme alternative bas-carbone. Cependant, les accusations concernant des subventions publiques déloyales pourraient ternir l’image du groupe sud-coréen, remettant en cause sa légitimité dans ce projet.
En parallèle, CEZ, l’énergéticien tchèque, doit naviguer entre les exigences de Bruxelles et les pressions locales pour mener à bien ce projet crucial. Le moindre retard ou obstacle juridique pourrait compromettre la mise en œuvre de ce chantier, mettant en péril l’objectif de renforcer l’indépendance énergétique de la République tchèque.
Le nucléaire tchèque, un enjeu stratégique pour l’Europe
La République tchèque, avec ses centrales de Temelin et Dukovany, joue un rôle clé dans la production nucléaire en Europe, représentant environ 40 % de son électricité nationale. L’expansion de ses capacités nucléaires, via les nouveaux réacteurs de Dukovany, s’inscrit dans une stratégie visant à sécuriser l’approvisionnement énergétique tout en réduisant la dépendance aux combustibles fossiles.
Au-delà des enjeux nationaux, ce projet revêt une importance stratégique pour l’Union européenne. Dans un contexte de transition énergétique et de tensions géopolitiques, le renforcement des infrastructures nucléaires de l’UE est perçu comme une réponse à la fois écologique et sécuritaire. Cependant, les rivalités économiques et les tensions diplomatiques, comme celles opposant EDF, KHNP et Bruxelles, illustrent les défis complexes d’une coopération européenne harmonieuse dans ce domaine.
Pour l’Europe, le nucléaire tchèque est bien plus qu’un projet national : il représente une pierre angulaire de l’autonomie énergétique et de la compétitivité économique du continent face aux grandes puissances mondiales.