Avec Milan Kundera (1929-2023) disparaît un grand écrivain pour qui « l’art du roman » était l’un des fils conducteurs pour comprendre l’héritage culturel européen. Il a aussi, dans ses essais, esquissé une certaine idée de l’Europe, qui rejoint celle d’un Stefan Zweig ou d’un Paul Valéry.
Une réflexion qui part de l’expérience centre-européenne mais s’élargit vite au destin du continent et acquiert aujourd’hui une résonance particulière. Dans un essai paru il y a quarante ans dans la revue Le Débat et qui vient d’être opportunément réédité ( Un Occident kidnappé précédé de son jumeau : le « discours sur la culture des petites nations » prononcé à Prague en 1967, Gallimard, 2022), Kundera définissait l’Europe centrale comme un « Occident kidnappé » : « culturellement à l’Ouest, politiquement à l’Est et géographiquement au centre » .
On peut lire l’après- 1989 européen comme une tentative de réconcilier la politique avec la culture et la géographie. Pour les petites nations d’Europe centrale – c’est l’une de leurs spécificités – il s’agit d’une question existentielle. Précisément parce que leur existence ne va pas de soi, n’est pas assurée, elles doivent persévérer dans leur être par la culture, par leur contribution à la culture européenne et universelle.
Ce primat de la culture pour l’identité des nations d’Europe centrale et l’idée qu’elles se font de l’Europe ne signifie pas « repli identitaire », mais au contraire ouverture. L’Europe centrale, écrit Kundera, c’est « le maximum de diversité dans le minimum d’espace ». Un condensé du paradigme européen.
Pourquoi l’Europe occidentale n’a-t-elle pas ressenti la coupure avec « l’Autre Europe » comme une mutilation, se demandait Kundera ? On peut invoquer le « provincialisme des grandes cultures » – pour reprendre l’expression de l’intellectuel tchèque Antonin Liehm (1924-2020) – lié à leur sentiment d’autosuffisance. Il y eut aussi, pendant longtemps, une acceptation paresseuse d’un langage idéologique mystifiant tel que la formule consacrée dans le journalisme, ainsi que dans les manuels scolaires : « Les démocraties populaires d’Europe de l’Est ». Trois mots, trois mensonges. Ce n’étaient pas des démocraties, mais des dictatures, des régimes éminemment impopulaires et qui ne se trouvaient même pas en Europe de l’Est, mais en Europe centrale.
« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », disait Camus. Kundera proposait un autre glossaire, une autre grille de lecture et par là contribuait à modifier la géographie mentale de l’Europe à l’Ouest du continent.
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